Extraits de Fêlures d'un temps, II
Première neige
Première neige
comme une grâce ou un sacre
comme une symphonie muette du silence
comme des pétales d’œillets blancs éparpillés
en un ciel agile de magnificence
tu te poses humble et sans rivale
sur les toitures et les mansardes
tu te poses fidèle et te prélasses
avec ton sourire mouillé d’extase
Chaste neige l’assoiffée de terre
l’assoiffée de pierre et de fer
l’amoureuse de ce pays en sa grandeur
tu le mènes par la main à ton autel de fraîcheur
et tu épouses son nom aveugle qu’il traîne
comme une ombre fatiguée derrière son masque
Tu épouses sa couche ravivée de ta chaleur
Tu épouses ses formes et ses galbes
- O neige à la robe sobre et bien sage
qui réveilles doucement
les âmes en secouant un peu sa taille
Tu blanchis le dos des branches
en ta lente chute qui s’élève
Tu blanchis l’œil des briques solitaires
et les cils qui dorment sous leur émail
Légère tu files et défiles
coiffant de ta laine et de tes privilèges
coiffant de tes rêves et de tes groseilles
toute chose sans dérogation
toute chose pour le blason et pour l’hommage
- pour l’apothéose des images
Dans tes yeux réside la souche d’une fable
plus blanche que ta substance
plus éclatante qu’une larme de ta bouche
une fable d’amour et d’abondance
une fable pour les vertus larges de l’innocence
que nul ne déchiffre ni n’envisage
Neiges mon convoi d’amis disparus
mon cortège d’enfants qui voyagent
Vous n’êtes point l’aigreur des perrons
ni mères des rocailles ni ennemies des villages
Vous êtes les laitières des arbrisseaux
Vous êtes les sœurs jalouses des ruisseaux
Vous pleurez quand vous me parlez
Votre visage fond et se mêle
à la terre se mêle à nos paupières
O neiges que j’héberge
O neiges qui protègent
Extraits de Beauté perforée
Éd. l’Harmattan, Paris, 2007
un vent souffle dans la mémoire des pierres
les arbres remuent
une mésange s’envole
les branches nues tendent
vers le soleil d’avril pour se revêtir
leurs doigts qui n’ont plus le même âge
tentent de retrouver l’étincelle de vie
une distance les sépare de leur proche avenir
l’amour qui hésite inonde le paysage
l’univers évolue vers sa perfection
la terre continue de pivoter sur son axe
je rêve d’atteindre la source du bruit du silence
*
même paysage de la même fenêtre après l’orage
différents oiseaux traversent le lac
mêmes pierres et montagnes écrivent sur le sable
poème jamais écrit
— exister comme elles ont toujours existé
dans la beauté qui engendre encore plus de beauté
malgré les sphères immuables de l’éphémère
mon souffle épouse le corps de l’univers
éclaire ma conscience essentielle d’être
visite des chevreuils à la lisière du bois
leur œil tranche la tête des vautours
me réveille à moi-même
— devenir coquillage ou poisson
pour mieux vivre et comprendre l’échine de l’eau
*
ciel sans trace
plus pâle que d’habitude
bleu délesté de l’emprise des concepts
brume blanche cadavérique lève son voile
j’écoute ma musique intérieure
— sommet de toute musique
immergée dans le centre de l’être
comment traduire la perfection de l’amour
devant verdoyante prairie ?
comment dire l’absence aux nuages de l’errance ?
je redécouvre mon chemin à chaque virage
à l’instar des fruits qui surgissent des tiges en fleurs
je franchis sans regret le connu inconnu
attribué
*
lune ronde comme une cloche
à travers les branches
je la fais résonner aux dimensions de la terre
j’observe la danse de son cercle
au rythme du prisme de la claire noirceur
les étoiles sur la page noire du ciel :
pensées d’amour lancées vers l’univers
une agglomération d’astres divisée en
formes géométriques
m’offre son visage répandu à perte de vue
— perpétuer sa destinée à l’exemple des ciels d’été
aimer ceux qui cassent
et ceux qui réparent sans bruit l’univers
*
seule blancheur des bouleaux
fin grise d’automne
fonte provisoire des manteaux de neiges
vigueur des sapins verts parmi épinettes dénudées
j’apprends des oiseaux le chant des couleurs
ils recréent la beauté malgré la déchirure
malgré les taches de goudron
qui noircissent leurs ailes et gosier
dans les vitrines la mode du prochain printemps
froid et chaleur épousent nos saisons
douloureuse extatique naissance
de l’instant secret qui ne délimite
*
pluie incessante
sommeil des bestioles
montagnes disparues derrière épais brouillard
arbres du jardin pour seul horizon
j’écoute bruit des heures qui
se frottent contre la maison
réchauffement de la planète
deux ours blancs sautent hagards
d’un pôle de glace qui flotte à un autre
— peut-on sauver de justesse ce qui s’effiloche ?
qu’est-ce que regarder
sinon recevoir les multiples manifestations de l’indivis
et s’en nourrir ?
décréter la terre mon ciel
la couvrir avec mes mains de silence et de beauté
l’envelopper de lumière
*
lune posée ce soir au milieu des étoiles :
assiette sur nappe fleurie
je discerne le silence du silence de ton regard
la fragilité de l’univers est manifeste
à travers les ciels de poussière
quel avenir avec
une beauté de plus en plus perforée ?
espérer l’acte créateur contre tout espoir
le difficile et nécessaire geste protecteur
dernière dépêche : autre avion pulvérisé
ferrailles repêchées aucun passager
photo d’enfant retrouvée dans portefeuille
entrer ensemble dans ce qui ne peut être extirpé
*
brume entre les montagnes
originant des vallées aussitôt dissipée
— vent glacial brûle ma mémoire trempe
une tristesse laboure toute joie de vivre
persévérer dans la lumière grise des saisons
je me vois rêver et répéter :
nous sommes plus qu’un tas d’os et de chair
nous sommes le réceptacle de l’univers
la beauté coule en nous avec
son arc-en-ciel de résonance
chaque cellule plus proche de l’autre vie
que nos abîmes d’obscurités
*
nouveau matin de mai
nouveau soleil nouvelle clarté
les premiers bourgeons tardent à pointer
— dans ma verrière reflet du sapin vert
derrière l’arbre squelettique
aujourd’hui encore la terre
neuve comme au premier jour
vivre entre deux moments fraîchement créés
en ressentir l’intensité
hier c’est l’hier de la temporalité
j’efface ce qui me déplaît de persister
j’habite le sanctuaire de l’éternel présent démystifié
qui déverrouille toute sombre pensée
Ode au Soleil levant
amoureuse du soleil la terre retourne à lui
avec une élévation de brume
et un rythme d’oiseaux qui rayonnent de joie
une voix de feu sortie de la mi-ombre
venue de nul espace, de nul temps
m’entoure soudain et me prescrit
au creux du creux de l’oreille
alors que je contemple fébrile
les couleurs changeantes de ce nadir mystique :
« mange le chant sacré de cette rosée
bois le poème de gloire qu’écrivent en ce moment
toute plante debout
toute pierre, tout animal en vie
dévore sans effort l’intensité de ce qui t’illumine
avale cette brise rafraîchissante qui renouvelle
bâtis en Lui ton avenir libre
car de ce soleil émergent force unique
et nourriture qui ne périt
de ce soleil le Je Suis laisse émaner
l’énigme de toute beauté
le silence de tout amour qui ne s’évanouit »
j’ai mangé et bu
ces rayons de soleil qui réchauffaient
la moelle de mes os et le suc de mon esprit
j’ai dévoré et avalé
ce qu’ici et maintenant j’ai vu :
la brise qui rafraîchit l’essence de tout ce qui est
la rosée qui nourrit et mystérieusement rajeunit
je me suis laissé bercer par les bras de la terre
par ce soleil de plénitude qui investit le ciel
de sa graduelle luminosité
me suis laissé laver et régénérer par
les mille teintes de jaune
de rouge d’orange aux intensités d’amour multiples
j’ai savouré l’éveil presque sans secret de l’univers
les lueurs de volcan de ce règne de brasier qui
ne s’achève
j’ai traversé comme un éclair
la rivière de la pensée au-delà du tain de la réalité
ai brisé les filets et saisi le ciel de mon être
— ai découvert l’éveil par la vacuité
mon âme s’est désaltérée aux sources de l’infini ici
aux sources de l’infinie clarté
inondée par les laves en éruption
de ce brûlant soleil victorieux de la nuit
uni à moi dans la savoureuse inhérence
uni au cosmos dans sa plénitude d’essence
j’ai connu l’incommensurable universel instant
inscrit entre deux éternités
— ai vécu la non-entité
lumière première réalité et vérité premières
ai vécu l’intégrale expérience de l’aveugle silence
la pulsion salvifique qui pousse vers
la totalité du vivre
je suis sorti de ma coque comme d’une grotte originelle
j’ai goûté aux harmonies du vide
à la joie d’être avec l’embryon de l’aujourd’hui
à la joie de se perdre dans la
totalité du mouvement du respire
j’ai cheminé sans radeau prince sur la lumière
intime de la joie universelle
ai retrouvé l’envers de l’azur
et l’horizon accessibles
j’ai rencontré le visage du primordial rayon
issu du souffle de la nuit
il recréait en dansant le constant inattendu
et les doigts sans orage de l’avenir
j’ai vu l’impermanente permanence en direct
j’ai embrassé l’univers embrasé de sollicitude
depuis : illusion la parole qui ne transmue l’éclair
qui ne capte l’incandescente et profonde beauté
seulement être dans l’instanéité
seul espace à vivre
se fondre dans l’unique
extérieur et intérieur réunis
se laisser emporter sans bouger
par les vagues de la brise de sa respiration
devenir arbre, lac
devenir brise, soleil
être oiseau et chant d’oiseau
être fleur et terre qui porte la fleur
percevoir l’unité la voie
toutes choses disparaître
toutes choses communiquer et renaître
présent à tout être la vie
transcender la croûte du réel
ne rien différencier
se relier aux éléments visibles
ou invisibles du vide
manifestation de l’unique dans le multiple
manifestation du multiple dans l’unique
déceler beauté de l’instant créé
— lac qui enveloppe d’intériorité
oublier les douleurs des ogives du temps
aspirer toute la sérénité de ce matin boréal
contempler ce jet d’eau
architecture de perles et de diamants
qui tombent musicalement
loriot jaune qui se nourrit à même mangeoire rouge
accrochée à un arbre de printemps
se libérer de la compulsion du temps
atteindre le sommet de l’universelle beauté
par le simple présent maintenant offert
se nourrir de la symphonie du silence
qu’orchestre le souffle sans rassasier
chaque moment d’éveil saveur d’éternité
fraîcheur d’éternité
retrouver en son corps l’archet de l’éther
entre brume et nuages
entre clapotis et feuillage
ne surgit que ce qui émerveille
arpenter chemins inédits
des prédécesseurs vers le sommet
rencontrer le matin du soi uni à l’univers
enjamber chemins de pierres, de neiges
chemins plats, escarpés
chemins verts ou déserts à cause
des sauterelles de la pensée
enfiler sentiers abrupts ou libérateurs qui ouvrent
prunelles des pays intérieurs
être traversé par l’éclair
l’esprit de sa chair transformé
debout devant la rose du soleil
les montagnes avec leurs arbres
les lacs avec leurs larves et millions de grains de sable
remerciaient par des cris synchroniques quasi audibles
l’aurore vive
pour ses éternels sursis
pour ce nouveau jour qui invite à se surpasser
à se consommer de joie jusqu’à la dernière goutte
ni le vent ni les heures ne semblaient s’agripper
en ce matin de nitescences
au totem du temps qui ne compte plus
toute chose savourait seulement
les dividendes du souffle du présent qui rutile
plus vivant je suis revenu
de ce mémorial viscéral sans usure
rempli d’une sève guérisseuse
rempli de rayons de plénitude
gratifié d’un jour
d’une chance unique d’achever mes cibles
plus éveillé je suis devenu
présent à la vraie vie
regreffé à l’infini
— lumière de soleil pour tout autrui
j’ai saisi l’urgence d’être
au-delà des griffes des saisons
plus près de la conscience du soleil
et de la terre qui ne le quitte |